Compensation carbone : l’envers sombre d’une promesse séduisante
La compensation carbone, souvent présentée comme une solution-clé pour atteindre la neutralité climatique, est-elle aussi vertueuse qu’elle n’y paraît ? Derrière la promesse de « neutraliser » nos émissions par des crédits carbone, de nombreuses études et rapports pointent des dérives, des inefficacités et des conséquences inattendues. Dans cette édition, nous explorons les limites et les enjeux cachés de la compensation carbone pour mieux comprendre son rôle et ses failles dans la lutte contre le changement climatique.
Compensation carbone : une solution à double tranchant
La compensation carbone permet aux entreprises et aux gouvernements de « compenser » leurs émissions en finançant des projets de réduction ou de capture de carbone, tels que la reforestation ou les énergies renouvelables. Selon un rapport de l’organisation Carbon Market Watch, le faible coût de la compensation carbone – environ 3$ la tonne de CO₂e pour les projets forestiers – n’encourage pas toujours une réelle réduction d’émissions à la source, mais crée parfois un effet de « permis de polluer ». Plutôt que d’inciter les entreprises à transformer leurs processus, elle peut retarder les actions directes pour la réduction des émissions et décourager la réglementation nécessaire.
Les limites techniques et environnementales
Les projets de reforestation, souvent populaires pour leur faible coût et leur capacité à capter le carbone, posent de nombreux défis. Des études montrent que le carbone capté par les arbres peut être relâché en cas de feux de forêt, de maladies ou de coupes sauvages. Par ailleurs, certaines plantations de monocultures peuvent même appauvrir la biodiversité locale, allant à l’encontre des objectifs écologiques visés.
De nouvelles technologies comme la capture et le stockage du CO₂ offrent des perspectives prometteuses, mais sont coûteuses et encore peu accessibles. Selon une analyse du Global CCS Institute, le coût par tonne capturée dépasse souvent les 100 USD, et ces infrastructures ne sont pas toujours viables dans toutes les régions.
Des détournements et cas de greenwashing
Le « greenwashing » est une dérive largement associée à la compensation carbone. Certaines entreprises se concentrent davantage sur l’achat de crédits carbone pour améliorer leur image de marque plutôt que sur la réduction de leurs émissions. Un rapport de l’ONG Oxfam montre que de grandes entreprises financent des projets à faible impact, mais les présentent comme des avancées majeures vers la neutralité carbone, suscitant des critiques sur l’intégrité de leurs actions climatiques.
Une enquête menée par The Guardian en janvier 2023 a révélé que plus de 90 % des crédits carbone liés à la protection des forêts tropicales, certifiés par Verra, le principal organisme de certification au monde, seraient inefficaces. Ces crédits, utilisés par des entreprises telles que Disney, Shell et Gucci, n’auraient pas entraîné de réductions réelles des émissions de carbone. L’étude suggère que ces crédits pourraient même aggraver le réchauffement climatique en donnant une fausse impression de progrès. Verra a contesté ces conclusions, affirmant que les méthodes d’évaluation utilisées étaient inappropriées.
Cette révélation soulève des préoccupations quant à l’efficacité des marchés volontaires de compensation carbone et à leur rôle dans la lutte contre le changement climatique. Plus récemment, une étude publiée en 2024 dans la revue scientifique Nature, couvrant 2346 projets d’atténuation, estime que moins de 16 % des crédits carbone émis génèrent de véritables réductions d’émissions.
Double comptabilisation et manque de régulation
Pour qu’un projet de compensation carbone soit considéré comme efficace, il doit répondre à cinq critères principaux.
- Être additionnel
Un projet de compensation carbone est considéré comme additionnel s’il est démontré que, sans les revenus générés par la vente des crédits carbone, le projet n’aurait pas vu le jour ou ne pourrait pas être maintenu. Cela signifie que le financement provenant de la compensation carbone est un élément déterminant pour la viabilité du projet. Or, il est très difficile de prouver qu’un projet permettant des réductions d’émissions n’aurait pas pu voir le jour sans ces financements. - S’assurer de la mesurabilité et la permanence des émissions GES évitées/séquestrées
Il doit être possible de quantifier avec précision les émissions de GES évitées ou séquestrées grâce au projet, en utilisant des méthodologies normalisées et vérifiable. Par exemple, pour un projet de reforestation, il faut mesurer la quantité de CO₂ capturée par les arbres en fonction de leur croissance et du type de forêt. De plus, les bénéfices en termes de réduction des émissions ou de séquestration doivent perdurer sur le long terme, idéalement plusieurs décennies.
Cependant, les promesses de réduction des émissions sont souvent surestimées, contestées, sinon trompeuses. - Réaliser la vérification de ces émissions évitées/séquestrées par un tier indépendant
Faire vérifier ces émissions évitées ou séquestrées par un tiers indépendant devient de plus en plus difficile, car les projets se multiplient plus rapidement qu’il n’est possible de les auditer. En effet, le conseil exécutif du MDP, Mécanisme de Développement Propre en charge des certifications de projets de compensation carbone volontaire, valide un projet par jour en moyenne. Il lui est donc difficile d’analyser la viabilité financière et les promesses de dossiers complexes. - Garantir l’unicité des crédits carbone qu’il délivre.
Cela signifie qu’un crédit carbone ne peut être vendu, revendiqué, ou utilisé qu’une seule fois pour compenser une émission. Cela évite la double comptabilisation, où plusieurs acteurs pourraient prétendre avoir compensé leurs émissions.
Le problème est que l’absence de réglementation stricte sur les marchés volontaires du carbone conduit souvent à des cas de double comptabilisation : un même crédit carbone peut être revendiqué par plusieurs acteurs, créant une surévaluation des réductions réelles d’émissions. Par exemple, un projet mis en œuvre en France réduit en effet les émissions du territoire français mais les crédits carbone associés au projet sont également vendus sur le marché volontaire à une entreprise privée qui les utilise pour compenser ses émissions.
Solutions et bonnes pratiques pour une compensation carbone efficace
Pour maximiser l’impact positif de la compensation carbone, des experts recommandent :
- Réduire les émissions directes avant de compenser, selon les recommandations de l’Agence Internationale de l’Énergie (IEA, 2021). La compensation carbone ne doit être qu’un outil de dernier recours pour les émissions dites “incompressibles”.
- Investir dans des projets locaux et à impact social pour s’assurer que les communautés bénéficient aussi de ces initiatives.
- Préférer l’achat de crédits carbone ex-post plutôt qu’ex-ante. Un crédit carbone est dit ex-ante lorsqu’il est délivré avant même que la réduction d’émission ait bien eu lieu. À l’inverse, il est qualifié d’ex-post lorsque les émissions évitées ont bien été réalisées et mesurées.
- Soutenir des projets certifiés par des standards stricts, tels que le Voluntary Gold Standard ou le Verified Carbon Standard, pour garantir la qualité des crédits, bien qu’ils puissent posséder des failles comme vu plus haut.
Réduire avant de compenser : la clé d’une stratégie climat efficace
La compensation carbone ne doit pas remplacer les efforts directs et soutenus pour réduire les émissions à la source. Elle doit être considérée comme une solution de dernier recours pour compenser ses émissions irréductibles. La priorité est de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES). Une première étape dans cette démarche de réduction est la réalisation d’un bilan carbone, pour quantifier ses émissions de GES, identifier ses principaux postes d’émissions, et déployer un plan d’action efficace et pertinent. C’est exactement ce que nous verrons dans la prochaine newsletter !
Sources :
- Carbon Market Watch Report 2020
- Global CCS Institute Report, 2021
- Oxfam Report, 2022. « Carbon Credits and Corporate Responsibility »
- Le Monde, 2024. Greenwashing : les mille et une ruses des marques pour tromper le consommateur
- Le Monde, 2023. Les bénéfices climatiques de la “compensation carbone” sont au mieux exagérés, au pire imaginaires
- Le Monde, 2023. La crédibilité de plusieurs programmes de compensation carbone mise en doute par des chercheurs
- The Guardian, 2023. Revealed: more than 90% of rainforest carbon offsets by biggest certifier are worthless, analysis shows
- Le Monde, 2023. Au Brésil, trois projets de compensation de carbone accusés de « fraude »
- CarbonBrief, 2023. Analyse : Comment certaines des plus grandes entreprises mondiales s’appuient sur la compensation carbone pour « atteindre le zéro net »
- Nature, 2024. Évaluation systématique des réductions d’émissions obtenues grâce aux projets de crédit carbone.
- IEA, 2021 – « Carbon Management and Offsetting »
- ADEME , 2022. La compensation volontaire de la théorie à la pratique